Une maison du Plateau figée dans le temps

Texte: Isabelle Clément / Photos: James Brittain © Tous droits réservés

Dis-moi comment est ta maison et je te dirai qui tu es.

Lorsque j’ai vu pour la première fois les photos de cette maison à vendre, sur la rue Laval, près du Carré Saint-Louis, à Montréal, j’ai tout de suite imaginé ses propriétaires. C’est automatique : le lien entre la maison et les gens qui l’habitent se fait automatiquement. Pour moi – et probablement pour la majorité des gens – une maison, ce n’est pas seulement des murs, des planchers, une cuisine qu’on trouve trop grande ou trop petite : c’est surtout une atmosphère, une histoire, une sorte de créature vivante qui respire au rythme des personnes qui l’habitent.

Plateau House

Devant les photos époustouflantes de cette maison datant de 1875, et devant ce cachet d’une autre époque méticuleusement conservée, mon imagination allait bon train. S’agissait-il d’un ermite génial et féru de littérature russe? D’un vieux couple abandonné depuis des décennies? D’originaux passionnés par l’époque victorienne? D’un célibataire endurci vivant dans le souvenir de ses parents disparus? Oui, mon imagination a pris le chemin de tous les clichés, mais le décor de cette maison évoque tant de nostalgie et de mystère qu’il est difficile de ne pas se prendre au jeu. Bien sûr, la réalité allait être beaucoup plus surprenante que tous mes scénarios.

Grâce à la gentillesse de l’agent immobilier, François Baron, de Via Capitale, ma curiosité allait pouvoir être satisfaite : il m’a en effet organisé une visite guidée de la maison, et par son propriétaire, en prime ! J’allais pouvoir m’en donner à cœur joie, pénétrer le mystère, poser des questions, connaître toute l’histoire. Bref, j’allais pouvoir respirer la vie de cette maison.

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À partir du moment où j’ai franchi la porte de la maison, je suis restée bouche bée. Mais bouche bée au sens le plus littéral du terme : les yeux grands ouverts et la bouche ouverte dans un état semi-hypnotique. Je n’arrivais même pas à me concentrer pour saluer ce propriétaire dont j’avais pourtant si hâte de faire la connaissance.

Au cours des cinq premières minutes, j’en suis restée au stade monosyllabique : je peinais à articuler plus de que « Oh » et des « Wow » en touchant compulsivement tout avec mes mains, comme pour m’assurer que j’étais bien dans un endroit réel. Je tâtais les boiseries, les cheminées de marbre, les calorifères en fonte, et surtout, surtout, ce papier peint omniprésent couvrant jusqu’au plafond.

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Lorsque je me suis enfin retournée vers Éric Gil Lanctôt, le propriétaire, le mystère n’a fait que s’intensifier. Éric Gil n’était pas un vieux monsieur avec une grande barbe, déambulant avec une canne, et qui allait me raconter l’histoire de sa maison dans l’ordre chronologique. Non, j’avais en face de moi un homme au dynamisme contagieux, habité par de multiples passions, et semblant posséder une aptitude naturelle au bonheur… Des histoires à raconter sur sa maison, Éric Gil en a des tonnes! Il se souvient du premier souper qu’il a fait avec Thérèse (sa défunte conjointe), des travaux effectués pour ouvrir l’étage (il y avait deux appartements quand il a acheté la maison, il y a de cela 33 ans), de la cheminée échangée à Pauline Julien contre une lampe, du lustre de la salle à manger qui vient de l’ambassade de France à Ottawa, des deux cents boites de décorations de Noël qu’il ouvre lorsque vient le temps de préparer la maison au temps des Fêtes, de l’heure du thé sur le petit balcon du haut, des fontaines dans la cour en arrière, pendant l’été…

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Plus j’écoutais Éric Gil me parler des souvenirs de sa maison, et plus j’avais le goût de comprendre pourquoi, il s’est construit cet univers. Pourquoi un tel goût pour le style victorien? Pourquoi cette maison figée dans le temps en plein milieu du quartier le plus branché de la ville ?

Mais plus j’écoutais Éric Gil et moins je me rapprochais de comprendre quoique ce soit. Un vieil Amérindien avait expliqué que le principal malentendu entre les Premières Nations et l’Homme Blanc est que l’Amérindien croit que le langage doit servir à dire des choses alors que l’Homme Blanc utilise le langage pour cacher des choses. Il en allait de même ici : derrière la profusion d’histoires et de paroles, il était impossible de savoir qui j’avais devant moi. J’écoutais Éric Gil parler et je ne pouvais pas savoir s’il a vécu en faisant attention à chaque dollar dépensé ou si des fortunes lui ont passé entre les mains, je ne pouvais pas savoir s’il a connu une grande carrière dans un domaine spécifique ou s’il a fait 36 métiers.

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Tout ce que je pouvais savoir c’est qu’il est tombé en amour avec la maison quand, après l’avoir traversée en la visitant, il est arrivé à la cuisine d’été donnant sur la cour. Je peux donc lui prêter une certaine impulsivité. Mais je peux aussi lui accorder une patience et un sens du détail incroyables. Pour s’assurer que le raccord soit invisible entre les murs et le plafond du papier peint, il a découpé des motifs à la main pour les recoller, ce qui a demandé des semaines, des mois de travail ! Il n’existe pas de catégorie pour un tel individu, pas plus qu’il n’en existe pour une telle maison.

En l’absence de signaux, il n’y a pas de communication. Mais dans leur surabondance, le sens se perd aussi. C’est peut-être de là que vient le nom qu’a donné Éric Gil à sa maison : l’Esquive.

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Merci à François Baron pour avoir rendue possible cette formidable rencontre.

Et merci à James Brittain pour m’avoir autorisé à publier ses photos de la maison. Je vous encourage à aller visiter le site de James, qui est vraiment un photographe exceptionnel: http://jamesbphotographs.tumblr.com

Pour voir la fiche de la maison, et beaucoup d’autres photos, sur le site de Via Capitale: http://www.viacapitalevendu.com/montreal-maison-a-etages-27674644/49214e1c/3/

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